Les groupes panafricains, notamment marocains, se sont positionnés sur ce créneau bancaire et commencent à ravir des parts de marché aux grands établissements européens et américains.
Lorsqu’un exportateur européen ou chinois de turbines veut avoir l’assurance qu’il sera payé par son client africain, qui entend lui aussi savoir si la marchandise est bien sur le bateau, ou quand le producteur de fleurs kényan entend être rassuré sur le paiement de la facture par le grossiste d’Amsterdam, qui souhaite être sûr de l’embarquement des roses dans l’avion, ils se tournent vers leurs banques. Une banque pour l’importateur, une autre pour l’exportateur et une troisième « confirmatrice » au milieu pour émettre et garantir les outils des lettres de crédit, de l’encaissement documentaire, etc.
Ce financement du commerce international, appelé trade finance par les professionnels, semble avoir été relativement peu affecté par la pandémie. « Passé le premier moment d’observation, au global le business s’est relativement bien porté par rapport à d’autres activités bancaires» , constate Yoann Lhonneur, directeur associé chez Devlhon Consulting. « Certains pays ont été plus impactés que d’autres, déclare Blandine Gamblin, responsable Trade Finance pour l’Afrique à la Société Générale, mais, dans l’ensemble, la baisse a été légère, et nous attendons un rebond en 2021. »
Pas de bouleversement donc, mais une tendance sur le long terme s’affirme, qui n’a rien à voir avec le virus : la montée des coûts et de la complexité. « Le trade finance a vécu une révolution silencieuse, explique Yoann Lhonneur, car on assiste à un fort resserrement des règles de conformité, et de leur application, sous l’effet du durcissement des normes antiblanchiment, des embargos et des exigences réglementaires en matière de fonds propres. » Les banques africaines n’ont pas toujours les capitaux requis pour assumer le risque de certains gros contrats, et elles doivent se tourner vers les grandes banques internationales, qui vendent chèrement leurs services.
Deux parades se dessinent. La première vient des institutions financières de développement, comme Afreximbank ou Oikocrédit, investisseurs pour l’inclusion financière. « Nous fournissons aux banques soit -des parts de capital soit des prêts seniors, explique duloufemi Cédrick Montetcho, responsable des investissements financiers chez Oikocrédit.
Reste à disposer des capitaux requis pour assumer les risques de certains gros contrats.
Ecobank a un département financier pour les PME qui nous intéressent ainsi que pour les coopératives agricoles, qui n’ont pas beaucoup d’actifs ni les moyens de financer leur production. Nos marges sont étroites, et notre rôle est d’apporter aux banques les ressources nécessaires pour qu’elles puissent faire leur travail sans avoir à se montrer trop gourmandes. »
La deuxième parade, c’est l’accompagnement des entrepreneurs un peu perdus dans le labyrinthe des procédures et des financements. « Les PME occupent une très grande place dans notre stratégie, rappelle Blandine Gamblin. Nous avons ainsi créé des “Maisons de la PME” dès 2018 : nous en comptons huit aujourd’hui [Sénégal, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Bénin, Ghana, Cameroun, Guinée Conakry, Madagascar], et une neuvième devrait bientôt ouvrir ses portes au Mozambique. Qu’elles soient clientes de la Société générale ou non, les PME et TPE y trouvent une expertise et des conseils auprès de partenaires locaux [ cabinets d’audit, cabinets de conseil, experts-comptables … ) qui les aident à construire un business plan, une stratégie et un plan de financement afin de sécuriser notamment leurs projets de développement à l’export ou à l’import. »
Virage numérique
Société générale travaille aussi avec BPI France, dans le cadre de l’organisation de missions pour accompagner les entrepreneurs dans l’exploration de nouveaux marchés, et avec Proparco, dans le cadre de conventions de partage de risque sur des instruments trade finance. « L’Afrique est un formidable relais de croissance pour nous, ajoutet-elle. En matière d’innovation, nous avons mis au point l’offre Green Trade Finance, avec des critères d’éligibilité que nous présentons actuellement à nos clients, par exemple pour l’importation de panneaux solaires. »
L’innovation digitale fait aussi partie des solutions. « Le tradefinance est très consommateur de papiers, aussi nous proposons déjà des solutions alternatives, comme la plateforme digitale we.trade, en Europe, qui utilise la technologie blockchain et dont l’Afrique pourrait constituer l’un des prochains axes de développement. Cette plateforme permet le traitement d’une opération “de bout en bout”, de la saisie du contrat commercial au règlement de l’opération. Une autre plateforme digitale pour le trade finance, Komgo, utilisée en Europe par plus de 160 entreprises et 40 banques est actuellement en test au sein de certaines de nos filiales en Afrique », annonce Blandine Gamblin.
Même avis pour Yoann Lhonneur, qui déclare : « Les acteurs africains ont démontré une agilité propre à travers le mobile banking, et ils joueront notamment la carte de la dématérialisation de documents. Ils auront recours à des technologies capables d’analyser des factures, des contrats, les documents de connaissement, et de faciliter la surveillance de la conformité. »
L’emploi des cryptomonnaies comme le bitcoin pour faciliter le paiement et le dénouement des contrats ne semble pas séduire les banques. Elles sont plus concernées par la mise à niveau des normes du système de paiements interbancaires Swift, qui adoptera, en 2025, la norme 1so20022.
Finalement, « le marché africain du tradefmance est à fort potentiel, estime Yoann Lhonneur. Les acteurs sont rodés, car ils ont fait leurs premières armes dans le commerce des matières premières. Le poids de l’Asie y est de plus en plus fort, ce qui pousse les banques continentales à étendre leur présence en Afrique de l’Est et en Afrique anglophone».
Les banques africaines semblent profiter de vents favorables. Il y a d’abord le phénomène de derisking, qui dissuade certaines grandes banques de financer des contrats jugés trop compliqués, par exemple vers la RD Congo. « Des banques plus petites profitent de l’aubaine», constate Yoann Lhonneur.
Montée en puissance
On voit aussi certaines grandes institutions, telle la BNP, fermer boutique sur le continent. Les banques continentales prennent leur place. Pour réduire les coûts, elles ouvrent des bureaux à Londres ou à Paris. « Elles ont compris qu’il leur fallait surmonter le handicap de leur trop faible ratio de fonds propres en montant en puissance, car elles n’ont pas le bilan de la Deutsche Bank, poursuit-il, et qu’il leur fallait s’acheter des parts de marché en renforçant leurs capacités humaines et techniques pour maîtriser le domaine réglementaire et s’adapter aux besoins de leurs portefeuilles. »
Les « champions» du tradefinance avec l’Afrique se répartissent, selon lui, en plusieurs groupes.
Les européens comme Société Générale ou Caceis (Crédit agricole), et leurs filiales sur le corridor Europe voisinent avec les grandes banques américaines sur le corridor Amérique, comme Citi ou JP Morgan. Le corridor Asie est dominé par les Standard Chartered, HSBC, ICBC et autres Mitsubishi.
Certaines grandes institutions ferment boutique et sont remplacées par des banques du continent.
Et puis il y a le groupe des banques africaines de taille continentale, souvent marocaines, BMCE, Ecobank, BCP, Attijariwafa, Absa, qui comblent peu à peu l’écart qui les sépare des stars internationales. Elles ont moins peur de traiter avec les exportateurs et importateurs chinois menacés de sanctions par les États-Unis ou l’Europe. Surtout, elles seront plus à l’aise que leurs concurrents internationaux pour développer le trade finance quand la Zone de libreéchange africaine (Zlecaf) deviendra une réalité et que le commerce intraafricain prendra enfin son envol.
Alain Faujas pour Jeune Afrique spécial finance de mai 2021.