Le développement des big techs dans le secteur financier : Quels risques ? Quelles réponses réglementaires ?
Au cours des dernières années, les grands acteurs technologiques, appelés « big techs », ont progressivement investi le secteur des services financiers. Bien que leur présence en Europe demeure encore limitée, leur potentiel de développement soulève des questions cruciales sur les risques encourus pour la stabilité financière et les réponses réglementaires appropriées.
Les big techs dans la finance : un développement progressif mais inquiétant
Les géants de la technologie tels que Google, Amazon, Meta ou Apple, bien que traditionnellement centrés sur des activités numériques (réseaux sociaux, e-commerce, moteurs de recherche), se diversifient progressivement vers des services financiers. Cette incursion repose sur plusieurs avantages comparatifs : une communauté d’utilisateurs mondiale, des capacités inégalées en matière de gestion de données et une solidité financière remarquable. Cette dynamique leur permet de concurrencer des institutions financières bien établies, notamment dans des segments tels que les paiements, le crédit non bancaire et la gestion d’actifs numériques.
Portées par les innovations technologiques et les nouvelles attentes des consommateurs, notamment la digitalisation accrue post-pandémie, les big techs sont devenues des acteurs incontournables de l’économie numérique. Leur position dominante dans les services de cloud et leur potentiel dans des secteurs comme les paiements mobiles ou les crypto-actifs renforcent leur influence croissante sur les systèmes financiers traditionnels.
Les risques pour la stabilité financière
L’entrée des big techs dans la finance est porteuse de nombreuses innovations. Cependant, elle suscite également de nouveaux risques, notamment en matière de stabilité financière. Le principal problème réside dans la fragmentation des services financiers qu’elles provoquent. En s’appuyant sur les technologies numériques, les big techs externalisent et décomposent les chaînes de valeur financières, entraînant une interconnexion croissante entre les secteurs financier et commercial. Cette interdépendance peut accroître la vulnérabilité des institutions financières traditionnelles.
Résilience opérationnelle : De nombreux établissements financiers dépendent de services fournis par un petit nombre d’acteurs de la technologie, en particulier pour les services de cloud. Cette concentration soulève des risques de défaillance systémique en cas de panne ou d’interruption de ces services critiques. Aujourd’hui, des géants comme Amazon Web Services ou Microsoft Azure dominent ce secteur.
Distribution de crédits et activités non bancaires : Le développement des big techs dans les crédits non bancaires (comme les services de « Buy Now, Pay Later ») pose également des problèmes. Ces activités, bien qu’offrant des solutions alternatives aux consommateurs, échappent souvent aux réglementations strictes imposées aux banques, créant ainsi des risques de contagion financière.
Concurrence et protection des consommateurs : Les big techs, grâce à leur base d’utilisateurs massive et à leur capacité de traitement de données, peuvent facilement verrouiller le marché et évincer des concurrents, créant des monopoles de fait. Ces situations soulèvent des questions de concurrence loyale et de protection des données des utilisateurs.
Réponses réglementaires en Europe : quelles insuffisances ?
L’Union européenne a rapidement réagi face à ces évolutions en introduisant plusieurs cadres réglementaires. Le Digital Operational Resilience Act (DORA) et le Digital Market Act (DMA) ont été mis en place pour renforcer la résilience opérationnelle des systèmes financiers et réguler les grands acteurs du numérique. Cependant, ces initiatives sont principalement centrées sur la résilience technique et la concurrence, laissant de côté des aspects clés de la stabilité financière.
DORA, par exemple, impose des exigences aux établissements financiers utilisant des prestataires de services informatiques, mais ne couvre pas entièrement les risques posés par les big techs en tant que distributeurs de services financiers ou opérateurs dans les crédits non bancaires. De plus, il existe un manque de supervision consolidée des activités des big techs à l’échelle européenne. Les régimes prudentiels actuels sont souvent contournés par ces groupes, ce qui complique le travail des régulateurs pour obtenir une vision d’ensemble de leurs activités.
Propositions pour un cadre réglementaire renforcé
Pour répondre à ces enjeux, plusieurs propositions réglementaires sont avancées. D’une part, il est crucial de renforcer et d’harmoniser les règles encadrant les activités dans lesquelles les big techs se développent, notamment dans les services de paiement et les prêts non bancaires. Cela pourrait inclure l’introduction de nouvelles exigences prudentielles pour surveiller et encadrer leurs activités à un niveau consolidé.
D’autre part, il est recommandé d’imposer aux big techs de regrouper leurs activités financières significatives au sein d’une structure dédiée, permettant ainsi une supervision consolidée. Ce regroupement permettrait d’appliquer, en cas de besoin, les mêmes règles prudentielles que celles des banques traditionnelles, garantissant ainsi un traitement équitable et limitant les risques de contournement réglementaire.
Conclusion : trouver l’équilibre entre innovation et régulation
Si l’essor des big techs dans la finance est porteur d’innovations majeures et de gains d’efficacité, il est essentiel de mettre en place un cadre réglementaire adéquat pour maîtriser les risques associés à cette transformation rapide. La réglementation européenne doit évoluer pour s’assurer que les big techs puissent innover tout en garantissant la stabilité financière et la protection des consommateurs. Seul un cadre harmonisé, qui tient compte à la fois des spécificités des activités financières des big techs et des risques qu’elles posent, permettra de concilier innovation et sécurité dans le secteur financier.
Source : https://acpr.banque-france.fr/sites/default/files/medias/documents/20241014_article_big_techs_vf.pdf